Les lumières, le bruit, des gens, de l'alcool et de la musique étaient autant de facteurs qui empêchaient Inori de fréquenter des endroits tels que les boîtes de nuit et les bars. Elle passait devant pourtant, quelques soirs par semaine quand elle sortait du boulot, mais rarement elle ne s'y arrêtait ... vous savez, ces endroits, on sait en général qu'ils ne sont pas faits pour nous ... Inori, Ino-Chan comme on la surnommait habituellement, ne se sentait pas faite pour beaucoup d'endroits de toutes façons.
Mais bon, elle n'avait pas vraiment le choix ce soir. Il lui fallait, ce soir rencontrer quelqu'un. Elle savait qui c'était et surtout où le trouver, mais elle n'avait pas franchement envie d'y aller. La personne qui lui avait donné ce précieux filon lui avait dit de se présenter à l'entrée de la boîte de nuit comme « connaissance de Kuruma-San ». Et elle, bah pauvre personne constamment en demande et en attente de quelque chose, elle y était allée. Elle n'avait pas dit à Kanna où elle allait ce soir là, car son amie et colocataire aurait certainement tenté de l'en dissuader, ou au mieux de l'accompagner à contre-coeur ... et pour une fois, elle avait envie d'aller jusqu'au bout de sa démarche.
Devant le club, plantée droite comme un i. Elle ne portait pas ses vieilles converses bariolées et trouées, son jean trop grand et sa vieille chemise. Elle avait fait un effort ... Elle était allée piocher quelque-chose dans la penderie de son autre colocataire Arisu. Un haut et une jupe ... c'était très mignon, mais somme toute très court tout de même. Pour les chaussures, comme elles ne faisaient pas du tout la même pointure, elle avait repris ses chaussures de travail, à talon. Et voilà comment d'élégants souliers, un haut décolleté rouge et dos nu, et une mini jupe en jean pouvaient faire accepter la fille la plus banale du Japon dans la boîte la plus branchée de Shibuya. Enfin, était-ce la tenue ou l'identité de son hôte ?

Toujours était-il qu'elle se trouvait dans cette ambiance qu'elle détestait dans une tenue qui ne lui allait pas et dont la propriétaire lui arracherait sûrement la tête à la simple idée de l'emprunt. Elle ne savait pas trop à quoi ressemblait Kuruma-San ... alors elle se contentait de scruter ces hommes du regard, tentant même quelques sourires, quand son regard accrocha celui qu'elle cherchait, enfin ce devait être lui, puisqu'il se dirigeait vers elle en la regardant avec insistance. Elle se cachait presque derrière son portfolio quand il parvint à sa hauteur, mais réalisant soudain qu'elle n'était pas très avenante, elle se redressa et sortit un peu plus ses atouts, sachant très bien qu'elle allait devoir se vendre plus que son art.
Elle inclina la tête légèrement en sa direction, poliment.

- Konbanwa Kuruma San ...
Je suis Azegami Inori, et on m'a dit de venir vous voir parce que j'ai deux ou trois petites choses à vous montrer ...

Elle avait un tout petit sourire sur ses lèvres perlées de gloss (piqué à Kanna).

Ah, le petit sourire-dentifrice et accrocheur des ouvreuse de Kurosawa, comme elle le maîtrisait à la perfection maintenant. Et cette assurance figurée qui contrastait admirablement avec sa nature réservée semblait faire mouche sur son hôte, qui rapidement se prit au jeu de la séduction, lui faisant le coup de « vient par là qu'on te regarde ... ». Inori voyait clair, mais jouait ouvertement les filles naïves. Elle avait bien compris avec le temps et l'expérience que pour se protéger il valait mieux avoir l'air de rien.
Elle dardait son sourire scintillant à l'assemblée en marchant joliment. Pour une fois, son allure fine la servait (avec le rembourrage de son soutien-gorge). Elle avait bien compris au premier regard que Kuruma-San regarderait plus ses formes féminines que le contenu véritable de ses photos. Alors elle le suivit docilement, toujours en souriant comme si elle tournait dans une pub pour de la lessive.
Et pourtant, intérieurement elle était mal, mais alors mal à l'aise, et le fait d'être là lui rappelait de terribles souvenirs. Le fait d'être dans les bras de ce jeune homme en faisait remonter d'autres. Elle n'avait qu'une hâte, que la soirée file vite, et de rentrer chez elle si possible avant la visite matinale de Kanna dans sa chambre pour que celle-ci ne se rende pas compte de son absence. Et pourtant, cela ne se voyait pas car elle maîtrisait son art avec perfection. Ceci dit, il ne faudrait pas que son hôte veuille se rapprocher plus que cela, car ses angoisses pourraient alors reprendre le dessus, et mettre ses projets en l'air.
Elle obéissait à ses gestes et le laissait la guider, en lançant des sourire aux hommes qui tentaient d'accrocher son regard, en écoutant les recommandations de son hôte.

- Mes amis m'appellent Ino-Chan, lui confie t-elle, comme pour répondre à sa question rhétorique. Nous allons sûrement bien nous entendre, j'ai pleins de choses à partager !

Ils entrèrent dans une sorte de salon privé auquel elle n'aurait sûrement pas accès en temps normal et devrait prendre ça comme un honneur. La belle affaire. Au moins ici, il y avait moins de monde et surtout moins de prédateurs potentiels pour la pauvre petite musaraigne qui se terrait en elle. Elle s'assit là où il lui indiquait, posant son portfolio sur la tranche à côté d'elle puisqu'elle se doutait bien que ce n'était pas ce qui l'intéressait dans l'immédiat. Elle lui envoya un nouveau sourire tout brillant.

- Au moins, on peut dire que tu sais escorter les demoiselles Kuruma-San, le gratifia t-elle.

Elle n'était pas non plus sans se rendre compte qu'il la reluquait sous toutes les coutures, du décolleté jusqu'à la longueur de sa jupe, elle sentait bien que tout y passait, mais ne se laissait pas perturber par un oeil un peu trop accrocheur. Soudain, Kuruma-San fît comme s'il s'inquiétait pour elle. Ce genre de manège, d'habitude, lui donnait envie de vomir, mais cette fois, elle n'eût pas cette sensation de dégoût que les hommes entreprenants lui inspiraient d'habitude. Elle but encore une gorgée et cela acheva de la détendre. L'alcool (et la majorité) avaient tout de même quelques bienfaits, même s'il ne fallait pas en abuser. Elle lui répondit avec aisance, jugeant que ce n'était pas la peine de mentir, car contrairement à lui, elle ne sortait jamais, et n'avait, par extension, personne avec qui sortir, alors que ce genre de personne qu'elle avait devant elle connaissait tout le monde.
Ceci dit, bien qu'elle était de nature angoissée, son travail faisait qu'elle avait à rentrer chez elle bien souvent en plein milieu de la nuit et de la viande saoule ...
Elle feint de le rassurer.

- Je sais me défendre ...

Bon, ok, elle avait toujours une bombe lacrymogène dans son sac ... en cas de mauvaises rencontres. Elle n'avait pas encore eu à s'en servir, mais bon, on se savait jamais ...

Pis vint le moment où elle se tendit un peu plus, le moment où il attrapa son portfolio. Ah, alors finalement il s'y intéressait tout de même un petit peu ? Elle se redressa alors, de manière plus sérieuse, car il s'y intéressait visiblement avec plus de sérieux que prévu, en lui demandant de lui expliquer le parcours de son projet. Inori était sûre de ses visuels, et ne bafouilla pas en expliquant, et put même étoffer ses dires, toujours merci l'alcool.
Le portfolio présentait des visages, vieux et jeunes, dans un beau noir et blanc.

- Je me suis servie de mon histoire personnelle. Je suis passé d'un niveau de vie tout à fait respectable à la pauvreté. En fait, je n'avais plus que mon appareil photo. J'ai fait tous les quartiers de Tokyo pour photographier la différence sociale de cette ville. Et sur certains ...

Elle feuilleta son portfolio.

- On revoit la même personne, ici et là, à quelques mois d'intervalle.

En effet on voyait un homme, au début des visuels en complet veston, salary man. Sur un autre, il était à la rue.

- Alors j'ai recherché des personnes déjà vues, ce qui m'a donné un ensemble viable dans l'espace et dans le temps.

Elle se mordit la lèvre en espérant convaincre celui qui était passé d'hôte à recruteur.

Elle osa afficher un sourire de satisfaction quand elle sentit le malaise de son interlocuteur en voyant la photo de l'homme à quelques mois d'intervalle ... parce que c'était ce qu'elle voulait faire avec ses photos. Son histoire personnelle faisait froid dans le dos, et celle d'autres aussi. Elle voulait rendre cela. Elle reprit une gorgée de ce qu'il y avait dans son verre tandis que son hôte buvait le sien d'un seul coup. Il reposa ensuite les documents en lui expliquant que sa mère prendrait la décision finale et qu'il lui demanderait un entretien avec elle. Elle acquiesça.

- D'accord, je comprends.

Elle se poussa légèrement quand un serveur lui ramena un autre verre. Elle le regarda dubitative ... elle n'avait pas l'habitude de boire, et cela commençait à lui tourner la tête, mais elle avait peur de vexer celui qui l'invitait si elle ne le touchait pas ... alors bon ... juste un ... elle reprit une gorgée. Après tout, elle ne serait pas obligée de le finir, tandis qu'il l'interrogeait sur sa vie. Désinhibée par l'alcool, elle se surprit à lui répondre avec beaucoup de franchise sur sa vie privée.

Non ! Plus maintenant. Je vis en collocation avec des copines.

Elle avait bien eu quelqu'un mais bon, ça n'avait pas duré ... les différences sociales, de vie, son passé ... elle n'était pas prête à assumer une relation avec un homme.

C'est plus facile pour le loyer. Expliqua t-elle.

Elle reprit une gorgée et sentit une bouffée de chaleur, le rouge lui monter aux joues.

- Enfin ma vie n'a pas beaucoup d'intérêt, je ne suis personne et en plus je ne suis la fille de personne. Ca doit être beaucoup plus intéressant d'entendre parler de toi ...

Jamais auparavant une situation n'aurait fait qu'elle se retrouve là, à boire de l'alcool avec un jeune homme qu'elle connaissait à peine, et pire encore, à lui raconter sa vie ... non mais n'allait-elle pas en prime lui donner son adresse ?
Elle se sentit amère d'un seul coup, quand elle l'entendit se plaindre sur sa vie ... Mais elle ne fît pas de commentaire, bien que l'alcool aurait pu l'influencer en ce sens, en fait non, il fallait dire que ce n'était pas dans sa nature que de médire sur les gens en général, bien qu'elle se dit intérieurement qu'elle avait plutôt à envier sa vie.
Quand il évoqua son travail à la galerie d'art cependant elle ne put s'empêcher de frétiller. Elle était payée pour son travail, certes, mais il n'était guère intéressant.

- Mais c'est génial de travailler dans une galerie d'art !

Et la voilà repartie pour raconter sa vie.

- Je travaille au cinéma de Roppongi ... et franchement ce n'est pas passionnant. Il faut faire bonne figure devant les clients et ramasser leurs cochonneries quand ils s'en vont !

Qu'esgourdé-je ? Inori qui se plaignait ! Alors là, on avait vraiment atteint le fond la concernant. Inori était une fille qui traversait des choses vraiment noires et horribles, et JAMAIS elle ne s'était plaind.

- Enfin, je suis plutôt contente d'avoir un travail au final.

Elle finit son verre, décidant d'elle même qu'elle en avait trop dit sur sa vie. Parler d'elle, elle avait vraiment horreur de ça. Elle cherchait un échappatoire quand il lui tendit la main (c'était le cas de le dire) et lui proposa d'aller danser. Danser ? En fait, elle n'avait jamais essayé.

- Anooo ... si tu veux bien être mon sensei parce que moi ...

Là, elle était vraiment gênée et avait très peur d'être ridicule.

Ses deux mains, serrées sur le col de Ryo étaient fébriles. Elle était en train de faire un énorme effort de self-control pour ne pas décoller son poing dans la figure de celui qui avait osé porter atteinte au travail le plus soigné qu'elle n'ai jamais fait. Comme vous et moi on aurait pu prévoir, Kuruma-San ne se garda pas d'intervenir dans la scène. Vous et moi on sait très bien que c'était juste pour que la gent féminine se pâme, pour Inori la naïve, c'était bien la preuve que son sensei s'intéressait vraiment à son travail et qu'il voulait la défendre. Mais malgré sa remarque, elle n'eut pas envie de rire. Comment pourrait-elle rire à une allusion sur l'enfance alors qu'elle en avait été privée par le meilleur ami de celui qu'elle tenait entre ses mains ? Kuruma-San, les mains sur ses épaules, l'écarta, ce qui eut juste pour effet qu'il se fasse étaler d'un seul coup de poing. Inori, qui n'avait pas perdu le nord lui envoya son genoux entre les jambe et en profita pour arracher son précieux portfolio des mains de Ryo.
C'est juste après qu'elle se rendit compte qu'elle ferait mieux de ne pas rester au milieu de deux groupes formés respectivement par Kuruma-San et ses amis et et Ryo-San et ses gorilles. Elle recula alors de quelques pas pour se mêler à l'assemblée qui regardait la bagarre, enfin, ça c'était ce qu'elle avait l'intention de faire, avant que Kuruma la tire vers lui à l'arrivée des vigiles du club, qui mirent tout le monde dehors, sans ménagement.
Dans l'agitation, elle perdit Ryo de vue. Les vigiles avaient fait en sorte de ne pas faire sortir les deux groupes par le même endroit afin que la bagarre ne continue pas dans la rue. Inori avait du mal à calmer sa fureur et se retenait de pleurer de rage en regardant ses photos. Plus tard elle se rendrait compte que ce n'était que du feutre et qu'elle pourrait sans doute tout nettoyer sans trop de dégâts sur les photos, mais son ego de perfectionniste en était fortement ébranlé.
Elle se tourna vers Kuruma-San, voyant que celui-ci saignait, sortit un mouchoir de son sac à main, parce que c'est bien connu, les filles, elles ont toujours des mouchoirs dans leurs sacs à main.
Elle s'approcha de son sensei et, lui relevant les cheveux en lui intimant l'ordre de ne pas bouger se mit à tamponner là où ça saignait.

- Ne bouge pas Kuruma-San.

Là en pleine nuit elle n'avait pas l'impression d'être ridicule, mais elle n'avait qu'un envie, c'était de rentrer chez elle, prendre un cachet, s'endormir, et tout oublier au réveil. Non seulement elle n'aurait rien oublié du tout, mais en plus, elle aurait un horrible mal de tête, et mal au ventre à cause de la quantité d'alcool ingérée. Elle ne pu s'empêcher, à la suite de ça, de s'excuser des désagréments qui venaient d'être causés, et ne se voyait plus du tout aller voir la directrice de la galerie d'art.

Elle n'avait pourtant pas appuyé bien fort sur son nez avec son mouchoir, mais il semblait tout de même avoir mal alors qu'elle tentait de le soigner. La jeune femme s'occupa alors seulement d'interrompre le saignement tandis qu'il déblatérait sur une éventuelle opération qu'il devrait avoir à faire sur son nez apparemment cassé. Pour elle, c'était tellement futile ... mais elle n'y réagit pas, parce que de toutes façons, ce n'était pas son genre de mal réagir quand elle n'était pas d'accord avec quelqu'un. Elle se permis juste une petite remarque en toutes connaissance de cause.

- Ca ira peut-être, le nez ça fait toujours mal ...

Elle arrêta d'essayer de le soigner, et lui tendit son mouchoir, pour ne pas lui faire encore plus mal, alors qu'il lui disait qu'il allait l'accompagner jusqu'à chez elle. Elle eût un tout petit sourire, et l'envie de lui dire que ce n'était pas la peine parce qu'elle avait une bombe lacrymogène, mais elle ne le fît pas. Car au fond, elle préférait ne pas être seule ce soir pour rentrer. Elle acquiesça, et s'inclina poliment pour remercier son protecteur.

- Arigato.

Et ensuite, il lui demanda qui étaient les gens qu'ils avaient vu dans la boîte, si elle les connaissait. Évidemment, elle n'allait pas lui répondre non, elle ne les avais jamais vu, mais ce n'était pas non plus une raison pour continuer à parler de sa vie à tort et travers comme tout à l'heure, alors pour le coup, elle décida de rester vague.

- Une vieille connaissance. On s'est jamais entendu.

Elle avait dit cela en haussant les épaules. Elle n'avait pas menti à Kuruma-San, c'était le principal.

- J'aurais du faire plus attention à mes affaires, je suis désolée.

Elle s'inclina de nouveau, n'osant pas poser la question, pour un potentiel nouveau rendez-vous avec lui et sa mère, la directrice de la galerie, tandis qu'elle élaborait un plan dans sa tête pour lui passer ses coordonnées, au cas où il lui prendrait l'envie de la rappeler.