L'université synonyme de liberté pour beaucoup de jeunes nippons impliquait souvent que l'on doive quitter sa famille et prendre un appartement en ville. Certains avaient la chance de pouvoir étudier dans de prestigieuses écoles comme Todai ou Osaka Daigaku, les autres allaient là où ils pouvaient, en fonction de leur bourse et de leurs notes.
Inori cependant n'avait pas rencontré trop de difficultés pour intégrer la filière qu'elle voulait, ce n'était pas la plus prisée, alors forte de cette absence de demande, elle étudiait la photographie et y prenait énormément de plaisirs, même s'il lui tardait d'être en mesure un jour de publier ses premiers clichés. La photographie, elle pratiquait cela depuis ... oh, probablement depuis toujours, aussi loin que remontent ses souvenirs. Et malgré le manque d'argent apparent, elle avait su s'équiper en appareils de qualité tout à fait respectable. Il n'était même pas rare de la voir se promener avec un sac à dos de 20 kilos sur le dos, elle n'hésitait même pas à vider son livret pour acheter objectifs, sigma, trépied, et j'en passe ... Elle avait aussi toujours sur elle un petit compact quand elle n'avait pas envie de se promener avec son Reflex, pour être sûre de pouvoir prendre une photo correcte à n'importe quel moment, et trop puriste pour prendre une photo avec un téléphone portable, comme il est courant de voir faire de nos jours. Décidément, on arrête pas le progrès.
Là, en l'occurrence, elle se trouvait dans les parcs de l'université avec tout son barda sur le dos. Il était encore tôt. La raison de sa présence était un sujet sur la macro-photo, et plus précisément, le monde des insectes. Voulant constituer un portfolio intéressant, notre photographe en herbe avait choisi comme terrain de chasse ces espaces verts, pour la simple et bonne raison qu'ils étaient tous ou presque entourés de grand bâtiments. Cet approche du travail permettrait selon elle de montrer la diversité des habitants des pelouses et elle espérait ainsi obtenir une bonne note.
Absolument pas passionnée par les insectes, ou tout autre animal ayant plus ou moins de 4 pattes et une absence avérée de fourrure, l'étudiante avait du se renseigner avant, et avait vu ainsi que le meilleur moment pour prendre les clichés intéressants seraient tôt le matin, parallèlement avant l'arrivée du troupeau d'étudiant.
Ce matin là alors, les rayons du soleils ne perçaient même pas le store de la lucarne de sa chambre qu'elle était déjà en train de s'habiller sans bruit pour ne pas réveiller ses deux colocataires, Kanna et Arisu, d'autant qu'Arisu avait parfois le sommeil léger. Tous les matins, quand elle s'habillait, Inori ne pouvait s'empêcher de se réjouir de ne pas avoir à revêtir d'uniforme. Autant certains étudiants se faisaient plaisirs en s'habillant n'importe comment, autant elle-même restaient tout à fait classique, Madame passe-partout enfilait ce matin des jeans avec un petit pull léger noir en col V et toujours ses éternelles converses. Celle-là, pour qu'elle les change il faudrait au minimum que son pied traverse la semelle !
Sans manger fidèle à son habitude, elle descendit 4 à 4 les escaliers de leur immeuble pour se retrouver dans la rue. Le soleil émergeait derrière les bâtiments de la ville tentaculaire. Inori attrapa son vélo (il n'y avait que trop peu de transport en commun à cette heure-ci) et entreprit alors de partir vers la fac. Elle y arriva sur les coups de 7h du matin, un peu plus en retard que prévu, et à 7h05 était déjà en chasse avec son objectif macro. Il était beau, le spectacle qu'offrait la jeune nipponne à 4 pattes dans l'herbe humide, son jean déjà tâché par la pelouse, une écharpe jetée à la va-vite autour de son cou pour éviter de s'enrhumer.
N'importe qui à sa place se serait vite ennuyé d'attendre les insectes, mais notre chasseuse d'image avait appris à prendre son mal en patience, et guettait. Le silence qui pesait sur la fac était d'or ... c'était un endroit si bruyant et si grouillant d'habitude. Fuyant les mouvements, elle n'y restait que rarement, ou alors traversait ces espaces en regardant par terre, très vite fait. Elle se rendait compte les voyant vides ô combien ils étaient grands.
Vides ? Pas si vides que ça justement. Résonnant dans le silence, elle entendaient des bruit de pas dont le point d'émission se rendait de plus en plus proche ... Photographiant de justesse un papillon qui s'envolait sur fond de baskets, elle se redressa ensuite, prenant connaissance de l'identité des baskets en question.
Ses yeux s'écarquillèrent tout seul. Et de sa bouche, sans qu'elle ne put se contrôler s'échappa une exclamation.

- Oh ! Watanabe-San !

Notre jeune photographe se releva précipitamment pour saluer celui qui fût son condisciple au lycée, il y avait de cela déjà quelques années.
Watanabe-San, un jeune homme dont elle s'était sentie si proche, mais qui avait toujours été si distant avec le monde ...

J’avais du mal à déterminer si j’étais profondément chanceux, ou au contraire, profondément malchanceux. Chanceux d’être encore en vie et à peu près saint d’esprit après tous mes déboires, d’avoir encore des gens sur qui compter … Ou justement malchanceux à cause de ces trop nombreux déboires. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné au bon Dieu pour avoir une vie un tant soit peu normale. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour ne pas être hanté par ces mêmes démons, qui m’ont pourri toute mon existence. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné … Malheureusement, ce qui est fait, est fait, et quelque soit la puissance de mes envies, jamais je ne pourrais recommencer les choses et réécrire mon histoire. Jamais je ne pourrais espérer avoir une vie meilleure … Quoique, peut-être ai-je une chance que les choses évoluent dans le bon sens ? Peut-être qui sait. Autant me raccrocher à cette phrase qui dit que l’espoir fait vivre …
C’était dans cet espoir de changement que j’avais été plus ou moins heureux d’entrer à l’université. L’université où on recommence tout, en faisant table rase du passé. Pourtant, quelque chose m’avait empêché d’être totalement confiant en cet avenir serein. Lorsque j’ai quitté l’hôpital, j’ai pensé la même chose : fini la maladie, je pouvais maintenant croquer la vie à pleine dent ! Utopie. Chimère. Illusion. Je ne peux que m’en rendre compte lorsque je suis devenu la tête de turc de tout un collège, de tout un lycée.

Comme d’habitude, ce matin-là, je me levai très tôt. Enfin, sortir de mon lit serait plus adéquat. Je n’étais effectivement pas un gros dormeur, plus insomniaque qu’autre chose. J’essayais cependant de ne pas trop le montrer à Toru-kun : qu’il s’inquiète pour moi était la dernière chose que je voulais : je psychotais assez bien tout seul pour avoir quelqu’un d’autre sur les bras encore. Aussi silencieux que possible, je m’habillais, enfilant rapidement un tee-shirt, un jean et des Feiyue.
Pas vraiment fan de mon image, je n’étais pas du genre à passer des heures dans une salle de bain, à me pomponner, juste dans l’objectif de me rendre plus beau. A mes yeux, je n’étais qu’une chose laide et immonde, importunant les autres rien que lorsqu’ils posaient leur regard sur moi. Je n’avais pas cette vision de moi, avant, mais il faut dire qu’à force d’être rabaissé plus bas que terre, c’est l’idée qui a fini par s’installer dans mon esprit : je n’étais rien, rien à part une sale petite merde inutile et idiote. C’était sur ces pensées plus que déprimantes que je pris mon café, auquel j’ajoutais, comme d’habitude, ma petite quantité d’alcool. Être pathétique, même seul avec moi-même, ne me faisais même plus mouche. Une espèce de loque, voilà ce que j’étais devenu. Et à mon avis, cet état de fait n’allait pas évoluer de sitôt. Je ne voyais vraiment pas quelle personne serait assez courageuse et gentille pour s’occuper d’un tas tel que moi. Cette idée m’attristait quelque peu, mais en même temps, je m’en fichais totalement. Ne l’ai-je pas déjà dit ? J’étais vraiment habitué à ma solitude. Toru-kun, par exemple, n’était qu’une bouffée d’air frais dans tout ça. Trop « innocent » pour comprendre ce dans quoi je me trouvais, ce gouffre sans fond, ou même la lumière ne semblait pas m’atteindre.

Après avoir terminé mon café, je partais d’un pas lent et flegmatique vers l’université, profitant de la fraicheur matinale. Je n’avais pas prit de gilet, alors je frissonnais. Pourtant, cela ne me gênait pas. A vrai dire, ça me réveillait, me sortait de cette douce torpeur dans laquelle j’étais plongé. Que voulez-vous, matin oblige. Lorsque j’arrivai à l’université, je vis, au loin, une forme accroupie dans l’herbe. Que faisait cette fille ? Intrigué, et n’ayant rien de mieux à faire que jouer les curieux, je partis à sa rencontre, dans l’objectif de voir ce qu’elle pouvait bien faire. Une fois rapproché, je compris bien vite qu’elle était en train de prendre des photos. Il faut dire qu’avec la taille de son appareil, il aurait fallut que je sois soit idiot, soit aveugle pour ne pas comprendre ce qu’elle faisait. D’ailleurs, en parlant de cécité … Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour ne pas en être atteint, à ce moment précis. Au moins, je ne l’aurais pas reconnue, même pas vu, et j’aurais pu continuer tranquillement ma route. Pourtant, il semble parfois que les fantômes du passé se sont réveillés pour vous pourchasser … Inori. Cette fille semblait être ressorti d’un vieux souvenir … Ce qui était le cas. Repenser à la position dans laquelle elle m’avait vu m’aurait fait mourir de honte … Si seulement je n’étais pas aussi habitué à en vivre au quotidien. Elle était sympathique cette fille … Ou peut-être manipulatrice, qui sait. On s’était tellement moqué de moi que pour moi, tout le monde était devenu un ennemi potentiel. Paranoïaque ? Sans aucun doute …

- Hmm … On se connaît ?

Autant faire celui qui ne la connaissait pas. Peut-être abandonnerait-elle, et ainsi, j’aurais peut-être la paix … Qui sait.
L’espoir fait vivre …

Accroupie, là, le papillon s'envolant entre les deux jeunes, l'air incrédule de son interlocuteur, une scène digne de figurer dans un film d'art et essai sur la relation compliquée entre deux personnes, entre une jeune fille qui n'attend jamais rien en retour et un jeune homme qui aurait préféré demeurer invisible à la face du monde. Avait-elle fait une erreur en le reconnaissant ? Lui rendait-elle service, alors qu'elle était mieux placer que quiconque pour savoir ce que l'on pouvait ressentir devant les démons du passé ? Mille et une question qui aurait valu la peine de tourbillonner un peu dans sa tête, si tenté qu'on lui en aurait laissé le temps.
La jeune femme ramena son appareil contre sa poitrine, comme s'il était la seule chose précieuse qu'elle possédait, ce qui n'était d'ailleurs pas loin d'être le cas. Elle activa la fonction pour revoir la dernière photo prise, et vit avec satisfaction son papillon s'envoler devant les pieds du jeune homme et elle ne put s'empêcher de lui sourire en signe de reconnaissance.
Un sourire d'Ino-Chan ! Comme c'était rare.
Mais l'homme en face feint de ne pas la reconnaître. Elle aurait du être déçue, mais n'en fit rien. Elle avait l'habitude, d'être snobée ... car elle était toujours en position adverse avec les gens qui ne fallait pas, et cela lui valait même de se taper quelques hontes auxquelles elle ne prêtait plus guère d'attention.
La demoiselle esquissa tout de même un petit sourire en décidant d'être crédule au mensonge du jeune nippon. Elle se doutait néanmoins que de la voir ressurgir ainsi ne lui faisait guère plaisirs ... Mais alors pourquoi ne passait-il pas son chemin ? Elle fît alors une courbette polie.

- Azegami Inori. Nous étions au lycée ensemble, Watanabe-San ... Je suis sûre de ne pas te confondre avec quelqu'un d'autre.

Un petit sourire, les yeux au ciel.

- Si tu m'as oubliée c'est pas grave, j'ai l'habitude ...

Elle saisit son sac de photo, en ne souhaitant pas mettre son vis-à-vis mal à l'aise.

- Je suis quand même ravie de t'avoir aperçu et de voir que tu vas ... que tu as l'air de bien te porter.

Elle lui envoya un dernier sourire avant de se diriger vers un arbre pour y guetter les lucanes.